ENQUETE - Emmanuel Macron, qui a fêté ses 40 ans au château de Chambord (Loir-et-Cher) en décembre, veut faire de ce domaine d'État un outil du rayonnement de la France. Cela passe pour le Président par la réouverture des chasses présidentielles.
Il y a fêté son 40e anniversaire, du 15 au 17 décembre dernier. Avec Emmanuel Macron, le château de Chambord semble revenir en grâce. Et le Président compte bien faire de ce domaine d'Etat un fer de lance de sa diplomatie. Il entend pour cela s'appuyer sur la "réouverture des chasses présidentielles", comme il l'avait annoncé lors de sa campagne présidentielle. Le JDD consacre une enquête au nouveau destin du plus grand château de la Loire. "Les chasses de Chambord sont légendaires", assure Thierry Coste, un lobbyste de la chasse qui avait rejoint l'équipe du candidat d'En marche et n'est pas pour rien dans le choix de ce dernier : "Emmanuel Macron a décidé de sortir de l'hypocrisie et d'en faire un outil d'influence au service de la France."
Malgré le froid cinglant de ce jour de décembre, la cérémonie a été retardée d'une heure. Pour ce "tableau" – l'hommage rendu au gibier après la chasse –, on attend un invité prestigieux. Éclairés au flambeau, les plus gros sangliers sont alignés sur un lit de branchages. Avec plus de 30 bêtes tuées au compteur, la partie a été superbe. C'est, en vérité, toujours le cas à Chambord. Dans cette forêt si giboyeuse – plus de 800 cerfs et biches et 1.500 sangliers y trouvent refuge –, peu de chances de rentrer bredouille. Un scénario encore plus improbable aujourd'hui : la battue réunit les présidents des fédérations de chasse françaises, tous de fines gâchettes. Le soleil s'est couché depuis longtemps sur le château construit par François Ier. Soudain, les phares d'une berline noire balaient les arbres. La portière s'ouvre : Emmanuel Macron, bottes aux pieds, sort de la voiture. Le président de la République, qui fête son anniversaire dans le domaine, est venu assister au rituel. On se recueille quelques minutes pendant que les sonneurs jouent des airs traditionnels. Puis le chef de l'État salue un à un les chasseurs, maîtres-chiens, rabatteurs et gendarmes. Dans un discours improvisé, il fait l'éloge de la chasse, ce "formidable atout pour la biodiversité". "Je serai le président qui développera la chasse, vous pourrez toujours compter sur moi." La rencontre durera presque une heure. Avant qu'Emmanuel Macron ne rejoigne Brigitte et ses petits-enfants pour manger une crêpe au village.
"Cela faisait quarante ans qu'un président de la République n'avait pas osé assister à un tableau…" Attablé dans un café proche des Invalides, Thierry Coste, teint halé et sourire un rien carnassier, savoure sa victoire. Un chef de l'État posant à côté du gibier encore fumant? Du jamais-vu depuis Giscard. Seul raté de la séquence : l'Élysée avait exigé qu'aucune photo ne fuite. Mais un des participants n'a pu s'empêcher d'immortaliser la scène. Le cliché, très sombre, s'est rapidement propagé sur les réseaux sociaux. Lobbyiste de la chasse, "Machiavel de la ruralité" comme il aime à se présenter, Thierry Coste est un habitué des antichambres du pouvoir. Sous Nicolas Sarkozy comme sous François Hollande, cet homme jovial a toujours eu ses entrées à l'Élysée. Mais jamais, avant Emmanuel Macron, un chef de l'État ne lui avait prêté une oreille aussi attentive.
Les chasses de Chambord sont légendaires [...] Emmanuel Macron a décidé de sortir de l'hypocrisie et d'en faire un outil d'influence au service de la France
Coste a rejoint l'équipe du candidat d'En marche pendant la campagne. Le conseiller a alors convaincu le futur président de se prononcer pour la "réouverture des chasses présidentielles". L'annonce a un peu surpris. Pour draguer le million de chasseurs électeurs français, pourquoi évoquer ces chasses réservées à quelques happy few? Tout le monde ou presque avait fini par oublier cette survivance monarchique qui fait du président l'héritier de François Ier, "père des veneurs". Jacques Chirac et plus tard Nicolas Sarkozy n'avaient-ils pas annoncé la fermeture des chasses élyséennes? Mais les choses sont plus subtiles. Qu'on le taise ou qu'on l'assume – cela varie selon les princes et les époques –, on n'a jamais cessé de chasser à Chambord. Aujourd'hui, les invitations ne partent plus de l'Élysée. Et ces "chasses présidentielles" ont été pudiquement rebaptisées "battues de régulation". Reste que douze fois par an, quelques chasseurs triés sur le volet se retrouvent en Sologne pour des battues financées par la République. "Les chasses de Chambord sont légendaires, assure Thierry Coste. Tous les passionnés de chasse ont un jour rêvé d'y participer. Emmanuel Macron a décidé de sortir de l'hypocrisie et d'en faire un outil d'influence au service de la France."
Une exception juridique
Le rituel est toujours le même. Patrons du CAC 40, diplomates, politiques… Une trentaine d'invités choisis se retrouvent au point du jour dans la salle d'apparat du château. On avale un café-croissant au milieu de superbes trophées de cerfs dorés et de grandes toiles représentant des scènes de chasse. Les consignes de sécurité, plus strictes qu'ailleurs, sont dispensées. Pas question qu'une balle perdue vienne ternir la réputation d'un lieu placé "sous la haute protection" du président de la République. Les convives en Barbour grimpent dans l'une des Land Rover du domaine. Ils laissent derrière eux les tours du château, qui semblent flotter dans le brouillard, pour s'enfoncer dans le plus grand parc forestier clos d'Europe. Les cors sonnent, les fox aboient : la battue peut commencer. Une collation est prévue à mi-parcours, à la Thibaudière, le relais construit par Georges Pompidou. Marcher des heures au milieu des bremailles – ces rudes bruyères qui poussent dans les sous-bois – ouvre l'appétit. Le soir, on rend hommage au gibier. La Garde républicaine, à cheval et sabre au clair, se déplace pour les convives les plus prestigieux. La journée se termine par un dîner aux flambeaux, où les chasseurs tombent leur gilet de sécurité pour des tenues plus distinguées.
J'ai vu des gens pleurer au tableau à Chambord, où vous êtes plongé dans un monde de beauté!
Que l'on soit invité d'un jour ou habitué, cette chasse se raconte avec des trémolos dans la voix. "J'ai vu des gens pleurer au tableau à Chambord, où vous êtes plongé dans un monde de beauté!" Jean d'Haussonville, pantalon de velours, houppette cendrée rangée sur le front, reçoit dans une aile de Chambord. Cet énarque distingué est le "grand chambellan" du château Renaissance. Nommé en 2005 à la tête d'un établissement public (Epic) fraîchement créé, il a réveillé cette "belle endormie" du patrimoine français, longtemps minée par les conflits entre ses différentes tutelles ministérielles. À son actif : la création de gîtes touristiques et d'un hôtel de luxe aménagé par Jean-Michel Wilmotte, un jumelage avec le palais d'été de Pékin, le relooking des commerces et restaurants du village…
Ce dernier chantier a été difficile. Il a fallu convaincre les gérants de boutiques de souvenirs à quatre sous de céder la place. Le domaine, classé au patrimoine mondial de l'humanité depuis 1981, bénéficie d'un statut à part. Du cimetière aux habitations en passant par la mairie et l'ensemble des bâtiments de la commune, tout ici appartient à l'État. Conséquence de cette exception juridique : les commerçants et la centaine d'habitants du village sont tous locataires.
Jean d'Haussonville est plus disert sur l'escalier à double révolution du château, qui doit probablement beaucoup aux travaux de Léonard de Vinci, que sur les battues en forêt. Mais c'est bien lui qui constitue la liste des invités à ces chasses si courues. Cet ancien diplomate s'empresse cependant de démystifier la chose : "La loi de 2005 fixe à l'établissement que je dirige la mission cynégétique. Nous sommes chargés d'organiser les chasses comme de couper le bois."
La diplomatie de la gâchette
N'entre pas qui veut dans le domaine de 440 hectares, en grande partie interdit au public. Les maires de France, députés, présidents d'association et chasseurs méritants ont droit à leur battue annuelle. Pour les autres, il faut payer. Beaucoup. Don minimum pour espérer recevoir une invitation : 10.000 euros. Ces dernières années, Chambord s'est considérablement enrichi, notamment grâce aux chasseurs. L'établissement, qui vise l'autofinancement avec un budget de fonctionnement dix fois inférieur à celui de Versailles, croule sous les versements de mécènes. Après avoir longtemps plafonné à 50.000 euros annuels, les dons ont atteint une moyenne de 2 millions par an. Grâce à cette manne, 6 hectares de vigne ont déjà été replantés, dont plusieurs en romorantin, un cépage ancien introduit en Val de Loire à l'époque de François Ier. Une première cuvée du vin bio du château de Chambord est attendue pour 2019.
Surtout, le domaine vient de retrouver ses parterres à la française des XVIIIe et XIXe siècles. De magnifiques jardins aux arabesques blanches, commandés par Louis XIV, et qui avaient disparu dans l'entre-deux-guerres. L'opération a été financée par Stephen Schwarzman, créateur et PDG du fonds d'investissement Blackstone, qui s'est pour cela délesté de 3,5 millions d'euros. En échange, ce milliardaire francophile vient-il courir le gibier chambourdin? Mystère. Le maître des lieux garantit aux chasseurs donateurs l'anonymat. "Mais si Stephen Schwarzman a des amis qui veulent venir chasser, bien sûr que nous les inviterons", indique simplement Jean d'Haussonville.
Chirac ne voulait pas en entendre parler. La chasse à Chambord se déroulait sous sa présidence de façon quasi clandestine
La diplomatie de la gâchette est une longue tradition française. Le général de Gaulle, qui ne chassait pas, invitait à Chambord le chancelier allemand Konrad Adenauer. L'homme du 18-Juin assistait parfois aux battues de Rambouillet, autre domaine de chasses présidentielles avec Marly-le-Roi. Assis derrière ses invités, il commentait ironiquement les tirs loupés : "Encore raté!" Avec son successeur, Georges Pompidou, les chasses de l'État prennent une nouvelle dimension. Le président participe aux battues. Il nomme son éminence grise Marie-France Garaud à la tête de l'institution. Il y retrouve ses amis Serge Dassault, Alain Peyrefitte ou le baron Élie de Rothschild. Valéry Giscard d'Estaing est lui aussi un assidu de Chambord. Un Purdey – la Rolls des fusils – au bras, il pourchasse les cervidés en compagnie du roi d'Espagne Juan Carlos et de nombreux chefs d'État africains. François Mitterrand, lui, n'aime pas la chasse. Il exige néanmoins qu'on lui soumette la liste des invités de chaque battue. Il raye parfois un nom ou deux, puis valide au stylo : "Vu, F.M." Mitterrand nomme surtout un proche, François de Grossouvre, à la tête de l'institution. On raconte qu'un jour un faisan tué s'abat sur Grossouvre et lui casse une côte. "Que voulez-vous, la nature s'est vengée !", raille alors le chef de l'État.
Dès son arrivée à l'Élysée, Jacques Chirac supprime les chasses présidentielles. Du moins officiellement. Élu pour résoudre la "fracture sociale", le nouveau président ne veut pas être associé au faste chambourdin. Mais les chasses, rebaptisées "battues de régulation", se poursuivent en catimini. "Chirac ne voulait pas en entendre parler, se souvient Philippe Martel, directeur de l'Epic de 2004 à 2009. La chasse à Chambord se déroulait sous sa présidence de façon quasi clandestine." Avec Nicolas Sarkozy, l'institution n'a pas davantage la cote. Tout juste le même Philippe Martel est-il autorisé à organiser une battue des ministres européens de l'Agriculture, lors de la présidence française de l'UE. "Des ministres toute la journée dans la boue et le froid, ça crée des liens", sourit le haut fonctionnaire, ensuite devenu chef de cabinet de Marine Le Pen.
Sous François Hollande, un non-chasseur, Guillaume Garot, est nommé président de Chambord. "On se fait d'un coup beaucoup de nouveaux amis, sourit aujourd'hui le député de la Mayenne. La liste d'attente des postulants aux chasses est bien plus longue que le nombre de places disponibles." Garot rend payants (120 euros) les frais de bouche de chaque battue. Il doit gérer en 2016 les conséquences d'inondations qui endommagent le bâtiment. "François Hollande, qui montrait une affection marquée pour le lieu, me demandait régulièrement des nouvelles des travaux de réparation", raconte l'ex-ministre délégué à l'Agroalimentaire.
Les hommes du Président
Avec Emmanuel Macron, Chambord semble revenir en grâce. Celui qui a fêté sa victoire au Louvre n'a manifestement rien contre les symboles hérités de la royauté. Ne déplorait-il pas dans une interview donnée à l'hebdomadaire Le 1 le vide créé par l'absence du roi, "dont le peuple français n'a pas voulu la mort" ? Avec son élection, le président de la République redevient l'arbitre des élégances cynégétiques. Dans la pure tradition de la monarchie républicaine. "La liste des invités ne lui sera pas soumise à chaque battue, précise toutefois François Patriat, récemment nommé président du conseil d'orientation du domaine. Emmanuel Macron veut renouer avec ce qu'avaient fait de Gaulle et Mitterrand : profiter du lustre des chasses de Chambord pour faire rayonner la France, en invitant des décideurs politiques, économiques et culturels." Chambord, nouveau fer de lance de la diplomatie macronienne ? En 2019, le château accueillera un grand sommet franco-italien. "Des contentieux qui traînent depuis deux ans peuvent se régler en une journée de battue", jure Willy Shraen, président de la Fédération nationale des chasseurs (FNC), qui représente plus d'un million d'adhérents. Lui n'a pas été si surpris de croiser Emmanuel Macron au "tableau" en décembre : il chasse avec la famille de son épouse, Brigitte, "des gens très attachés à la ruralité". "Grâce à ce président pragmatique, on va arrêter de se cacher pour chasser à Chambord, et assumer le fait que cette tradition est utile aux Français", assène Shraen.
Ni maison de gouvernement ou de plaisance ni domaine de chasse, Chambord est d'abord une création artistique, une œuvre d'art au milieu des bois qu'il s'agit de préserver
C'est François Patriat, longtemps "Monsieur Chasse" du PS, qui a conseillé à Macron de fêter ses 40 ans à Chambord, le 16 décembre. "Tu devrais y aller, c'est magnifique et tu y seras bien accueilli", lui a soufflé ce "marcheur" de la première heure. Un week-end privé qui a soulevé des critiques sur le thème de la "dérive monarchique". Que n'aurait-on dit si Macron s'était réveillé dans la chambre de François Ier : la sécurité de l'Élysée avait préconisé que la famille présidentielle s'installât dans le château. "Mais Brigitte a insisté pour dormir dans un gîte", confie l'un des organisateurs du séjour. La famille Macron a logé dans la Maison des réfractaires, à 200 mètres de l'édifice royal. La demeure abritait, il y a peu, les services administratifs du domaine avant d'être transformée en hébergement haut de gamme. Elle a été louée 800 euros le week-end, payés sur les deniers du Président.
Fidèle à l'usage, Emmanuel Macron place ses hommes à la tête du domaine. Outre François Patriat, il vient de choisir Augustin de Romanet pour présider le conseil d'administration à la place du député Guillaume Garot, sommé de respecter le non-cumul des mandats. Le PDG d'Aéroports de Paris et ancien directeur de la Caisse des dépôts supervisera les 500 ans du lieu. "Ni maison de gouvernement ou de plaisance ni domaine de chasse, Chambord est d'abord une création artistique, une œuvre d'art au milieu des bois qu'il s'agit de préserver", souligne Augustin de Romanet. "Les activités de chasse doivent être régulées pour ne pas dénaturer le site voulu par François Ier", ajoute-t-il. Qu'importe la diplomatie de la chasse, on ne fera pas de Chambord le paradis des "viandards". Les battues, très encadrées par les experts de l'ONF, ne viseront qu'à contenir la surpopulation.
Sous la présidence de Romanet, le domaine espère maintenir et dépasser le cap du million de visiteurs annuel, qui vient d'être atteint cette année. "Dans la vie économique, la qualité de l'offre révèle la demande, explique-t-il. Je compte partager avec Jean d'Haussonville l'expérience du groupe ADP [signalétique en chinois, priorité donnée au confort des voyageurs] pour accueillir davantage de visiteurs. Tout en veillant à ne pas transformer le lieu en parc d'attractions ou en usine à touristes." L'affaire semble plutôt bien engagée. Depuis le séjour présidentiel, les gîtes de Chambord affichent complet sur plusieurs mois.
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