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Voici un exotique cocktail. Prenez un grand écrivain, aristocrate, autrichien et exilé - ses admirateurs n'hésitent pas à comparer Gregor von Rezzori à Musil ou à Zweig -, ajoutez un cinéaste
français, issu de la grande bourgeoisie et de la nouvelle vague, Louis Malle, qui, depuis « Les Amants », « Vie privée », « Le Feu follet », aimerait passer de la musique de chambre à la
symphonie, complétez par deux actrices dont l'une est un « mythe » (que c'est agaçant ! Qu'est-ce que cela veut dire exactement ?) et l'autre une excellente comédienne. Et puis le Mexique revu
par des décorateurs que n'effraient pas les stéréotypes, un scénario infirme (signé Louis Malle et Jean-Claude Carrière), un énorme budget, évidemment américain : vous obtenez « Viva Maria ! »,
film médiocre. En revanche, vous aurez un livre infiniment savoureux, « Les Morts à leur place ». Où donc les éditions Le Serpent à plumes ont-elles déniché ce manuscrit ? Sans doute dans la
luxueuse propriété de Toscane que Beatrice Monti della Corte Rezzori, veuve et « baronessa », met, deux mois par an, à la disposition de jeunes écrivains, pour qu'ils y fassent oeuvre et, à
l'occasion, lui servent de chauffeur.
Distance complice
Le sous-titre, « Les Morts à leur place », parle de « journal de tournage ». Le livre est cela, et beaucoup mieux que cela. Nous sommes en 1965 et Gregor von Rezzori n'a pas la réputation
littéraire qu'il mérite. Il ne l'a toujours pas si l'on considère que « Neiges d'antan » ou « OEdipe à Stalingrad » sont des chefs-d'oeuvre. Qui n'a pas rencontré Rezzori ne saura jamais tout à
fait ce qu'est la classe, la courtoisie, l'élégance absolues. L'élégance peut avoir besoin d'argent. L'écrivain a déjà tourné avec Louis Malle dans « Vie privée ». Il garde un souvenir lumineux
du séjour à Spoleto, il aime le petit groupe d'amis qu'il s'y est fait. Il accepte donc le rôle du vieux magicien dans « Viva Maria ! ». Les scènes où, avant de lui rendre ses cheveux blancs, on
tente le bleu, le rouge, l'orange, sont hilarantes : Rezzori observe les péripéties d'un tournage agité et chaotique avec une distance souriante mais complice. Il s'amuse, il s'ennuie, il joue le
jeu.
On ne peut imaginer aujourd'hui le tapage médiatique qui entoura, en France, aux États-Unis, cette réalisation. Le vacarme reposait pour beaucoup sur une rivalité supposée entre les deux têtes
d'affiche, deux stars, dont aucune n'en était à ses débuts. Quand, dans la somptueuse villa louée par Louis Malle à Cuernavaca (Luis Buñuel est là, désespérément sourd), Rezzori fait la
connaissance de Jeanne Moreau, vêtue d'une robe jaune de Pierre Cardin, son mentor de l'époque, il remarque, sans complaisance ni goujaterie, de beaux cheveux sur un « visage prématurément
vieilli ». Quand se tient, à Mexico, la première conférence de presse, « on ne voit que Brigitte Bardot ». Mais le lendemain, les journaux mexicains évoquent « le charme défraîchi du sex-symbol
français ». Et Brigitte pleure.
Rumeur de conflit ?
Rezzori a-t-il, comme le prétend Pierre Billard dans sa biographie de Louis Malle, par les articles qu'il vendait à la presse américaine, accrédité une rumeur de conflit entre deux monstres
sacrés, déjà un peu (1965 !) sur le retour ? Qu'importe ? Il est d'une irréprochable pertinence quand il note que la question n'est pas de savoir si Bardot est bonne ou mauvaise comédienne : «
Avant toute chose, elle est. Elle n'est pas seulement elle-même, elle l'est si fortement qu'elle en devient la démonstration d'un être et d'une forme d'être. » Jeanne Moreau fait figure de «
grande actrice ». Mais « davantage par des moyens d'actrice - ce qui, sur le plan personnel et, partant, pour le film, représente une limitation ». Parfois le chroniqueur prophétise : « Les gens
qui sont d'avis que Brigitte Bardot a depuis longtemps son apogée derrière elle ne manquent pas, tandis que Jeanne Moreau, grâce à ses dons inusables pour camper la nature humaine, pourrait
gravir les sommets jusqu'à un âge avancé. »
Les aléas, les incohérences, les ridicules, les combats claniques d'une pareille aventure, Rezzori les décrit en ethnologue, en sémiologue subtil. Les plus fortes pages demeurant celles où les
paysages mexicains le ramènent à sa Bucovine natale, où l'espace et le temps d'un tournage lui inspirent de superbes méditations sur l'espace et le temps d'une vie.
A lire « Les Morts à leur place », de Gregor von Rezzori, traduit de l'allemand par Jacques Lajarrige éd. Le Serpent à plumes, 295 p., 19 euros.
Source :
http://www.sudouest.com/accueil/loisirs-culture/livres/article/733586/mil/5204418.html