Rio de Janeiro est une ville dont la plage tient lieu de centre-ville. C'est son charme: le sable côtoie le bitume et le monde des employés de bureau en costume-cravate télescope
l'univers des gens en slip et bikini. Plus qu'un simple front de mer, la plage est, pour les Brésiliens, le prolongement de l'espace privé. Une sorte de living-room en plein air où l'on
se donne rendez-vous pour y tenir salon, assis dans des fauteuils pliants, un verre d'alcool à la main. C'est également un immense terrain de jeu où footballeurs, volleyeurs, joggeurs
viennent sculpter leur corps et entretenir leur condition physique. Enfin, la plage est un institut de beauté où l'on vient parfaire son bronzage, dormir au soleil, hydrater sa peau avec
force crèmes, huiles et onguents. Bref, la plage, ou plutôt «les» plages (la ville en compte une bonne quinzaine) sont des institutions dont la plus célèbre se nomme bien évidemment
Copacabana.
Jusque dans les années 1920, «Copa» n'était qu'une lointaine plage sauvage, à l'écart du centre-ville. Mais avec l'inauguration, en 1923, de l'imposant Copacabana Palace, construit dans
le style du Negresco et du Carlton de la Côte d'Azur, tout change. «Copa» devient un endroit à la mode. Les promoteurs immobiliers jettent leur dévolu sur ce site époustouflant qui
s'étire sur 5 kilomètres, depuis le Pain de Sucre jusqu'à la pointe d'Arproador. La construction de résidences principales ou secondaires va bon train. Et «Copa» devient un quartier à
part entière, une ville dans la ville, autonome, avec son propre rythme, ses règles de convenance bien à elle et son style fondé sur un mélange d'élégance et de décontraction. «C'est le
seul quartier de Rio où la cravate et la veste ne soient pas exigées à l'entrée des cinémas et des autobus», explique, en 1935, le Guide Bleu Hachette. Pendant plusieurs décennies,
Copacabana lance les modes et sert de point de référence à Rio de Janeiro tandis que son immense palace, navire amiral de l'hôtellerie carioca, amarré au 1702 de l'Avenida Atlântica, voit
défiler la totalité de la jet-set internationale. De Marlene Dietrich à Fred Astaire en passant par Marilyn Monroe, Walt Disney, Ava Gardner, Orson Welles, Humphrey Bogart ou Rita
Hayworth, tous les grands noms de la planète Hollywood descendent au Copacabana Palace. Ce casting de rêve comprend aussi des vedettes européennes (Yves Montand,
Brigitte Bardot, Romy Schneider...) ainsi que d'innombrables princes, princesses, rois et reines - dont Elisabeth II d'Angleterre, Hussein de Jordanie ou
Silvia de Suède.
Fondé par Octávio Guinle, l'un des hommes les plus riches du Brésil dont l'immense empire économique va de l'hôtellerie à l'immobilier en passant par les transports, la banque et
l'assurance, le Copacabana Palace reste à tout jamais associé à l'image de Jorge Guinle, petit-neveu d'Eduardo. Séducteur patenté, amateur de jazz et de jolies femmes, Jorge Guinle
n'occupe aucune fonction officielle au Copacabana Palace. Mais à l'aide de son fabuleux carnet d'adresses, ce gentleman mondain qui vit la moitié de l'année aux Etats-Unis va devenir le
représentant exclusif de l'établissement familial auprès des célébrités du Tout-Hollywood. La technique marketing de cet attaché de presse haut de gamme est infaillible. Il cible les
stars féminines du grand écran, leur donne un avant-goût de Rio dans sa chambre à coucher, puis les emmène découvrir les délices de la cité merveilleuse. Le tableau de chasse de ce
play-boy international, impressionnant, s'apparente à une liste de nominées aux Oscars, dans la catégorie «meilleur rôle féminin»: Veronika Lake, Lana Turner, Hedy Lamarr, Jayne
Mansfield, Rita Hayworth, Kim Novak, Janet Leigh, Anita Ekberg, Marilyn Monroe, Romy Schneider, Gina Lollobrigida. Entre autres...
Né en 1916 avec une cuiller en argent dans la bouche et plusieurs Rolls-Royce au garage, «Jorginho» («Petit Jorge») ainsi surnommé en raison de sa petite taille qui l'oblige à mettre des
talonnettes pour se hisser à la hauteur d'Ava Gardner, est une personnalité en vue dans le Hollywood des années 1940 à 1970. Là, le Brésilien séduit le monde par son charme naturel, ses
manières élégantes, son esprit enjôleur. Fréquentant les soirées mondaines, il rencontre les actrices les plus célèbres de son temps. «L'important n'est pas d'avoir beaucoup d'argent mais
de connaître les bons endroits, les bonnes personnes et les bonnes manières», confiera plus tard Petit Jorge, qui devient aussi l'ami de Rockefeller, de Jack Warner (Warner Bros.), de
Louis Mayer (MGM) et de Darryl Zanuck (le fondateur de la 20th Century Fox).
Jorginho appartient au club très fermé des séducteurs millionnaires qui consacrent leur vie à l'art du «rien faire». «Dans les années 1940, ce n'était pas très difficile de séduire une
femme. Il suffisait de l'inviter à dîner, de danser joue contre joue et de s'assurer que sa coupe de champagne était toujours bien remplie», avouera un jour celui qui a grandement
contribué à façonner l'image glamour de Copacabana.
Dans les années 1950, le flamboyant play-boy fait le serment de dilapider tout son argent avant la fin de sa vie. Un objectif largement atteint puisque le dandy flambeur finit ses jours
ruiné et content de l'être: «J'ai mal calculé mon coup car jamais je n'imaginais vivre aussi longtemps», confia-t-il, tout sourire, peu avant son décès en 2004.
Dans les années 1970, le quartier de Copacabana, concurrencé par celui d'Ipanema, entre dans une phase de déclin. Et le Copacabana Palace connaît des difficultés. La concurrence des
chaînes hôtelières internationales qui poussent comme des champignons le long de l'Avenida Atlântica est rude. Cependant la famille Guinle évite le naufrage et revend le bâtiment à la
chaîne anglaise Sherwood qui lui redonne, peu avant l'an 2000, son lustre d'antan au prix de considérables investissements. La page «hollywoodienne» est définitivement tournée, mais
l'hôtel est toujours auréolé de sa gloire passée. Dans le hall du premier étage de l'hôtel sont accrochés les portraits de toutes les stars américaines ayant séjourné dans le plus beau
palace de Rio de Janeiro. Une bonne partie d'entre elles appartiennent également au tableau de chasse du «Petit Jorge»...
Source :
http://www.letemps.ch/template/societe.asp?page=8&article=209908