Le monde se déchire pour BB...
Paris Match vous raconte la décennie 1950 dans un hors-série exceptionnel. En 1956, Raymond Cartier s'interrogeait sur le phénomène Brigitte Bardot, BB pour les intimes et 55 millions de Français.
Le cas Bardot n’est pas sans de nombreux précédents. Une débutante, perdue dans la gentille infanterie féminine du spectacle, quêtant des rôles, comptant ses échecs puis, d’un seul coup, devenant la figure de proue de son métier. C’est arrivé à Marilyn Monroe, à Lana Turner, à Greta Garbo. Le témoignage d’une époque et, assez souvent, un roman social.
Lake Placid, dans l’Etat de New York, est une station de sports d’hiver et de repos d’été. Le vendredi, jour du changement de programme, le directeur du Palace Theatre, James McLaughlin, composa lui-même sur sa marquise le titre de son nouveau film : « ... And God Created Woman », avec le nom de Brigitte Bardot. L’archiprêtre de la paroisse Sainte-Agnès, Mgr James T. Lyng, accourut. D’abord, il supplia. « Brigitte Bardot, dit-il, est une actrice dont le nom est associé à tout ce qui défie la décence et la moralité. Je vous en prie, retirez ce film. » McLaughlin objecta qu’il n’avait rien sous la main pour le remplacer. « Je vous donne, reprit le prêtre, 350 dollars de mon argent personnel pour vous indemniser… Je paie un avion pour que vous alliez à New York ou à Buffalo vous chercher un autre film… » Bien qu’il soit irlandais et catholique, McLaughlin refusa. Sa clientèle avait envie de voir cette fille, « Bardotte », et le film ayant été visé par la censure de l’Etat de New York, il se sentait couvert.
Photo prise lors du mariage de Roger Vadim et Brigitte Bardot au domicile de ses parents, 1 rue de la Pompe, dans le XVIe arrondissement de Paris.
Le dimanche suivant, en chaire, Mgr Lyng jeta l’interdit sur le Palace Theatre. Pendant six mois, quels que fussent les films, les fidèles devaient s’abstenir d’en franchir le seuil et les commerçants de Lake Placid devaient refuser d’en afficher les programmes dans leurs magasins. D’ordinaire, comme dans toutes les petites villes américaines, les églises protestantes observent ce que fait l’Eglise catholique, pour faire le contraire, mais, exceptionnellement, Brigitte Bardot rétablit l’unité religieuse à Lake Placid. Le révérend Carpenter de l’Adirondack Church et le recteur Davies de la Saint Eustache Episcopal Church donnèrent raison à leur confrère catholique. McLaughlin resta inflexible. Il ne fit pas tout à fait le plein de son cinéma comme il l’espérait, mais quand même sa deuxième meilleure recette de l’année. Il commença ensuite à mesurer ce qu’il en coûte de braver le front uni des Eglises. L’interdit de Mgr Lyng, renouvelé chaque dimanche, fit baisser le coefficient de remplissage de la salle – et Dieu sait que les affaires ne sont pas tellement brillantes dans le business du cinéma !
Pourtant, McLaughlin récidiva. Quelques semaines après « ... And God Created Woman », il donna « La Parisienne » (titre américain d’« Une Parisienne ») ravivant ainsi des foudres qui s’éteignaient.
L’opinion est unanime : le film est immoral
Ranimée par « Une Parisienne », la controverse se poursuit à Lake Placid, mais c’est une controverse curieuse, dans laquelle tout le monde est d’accord sauf sur un point : Mgr Lyng a-t-il ou n’a-t-il pas outrepassé ses prérogatives spirituelles en jetant l’interdit sur une entreprise commerciale légale comme le cinéma de James Mc-Laughlin ? Les pasteurs protestants qui se sont associés à la dénonciation d’« Et Dieu… créa la femme » ont refusé de suivre Mgr Lyng dans les trois mois de pénitence qu’il a infligés au Palace Theatre. Pour le reste, l’opinion est unanime : le film est immoral, du commencement (une femme nue) à la fin (la même femme, toujours nue). Cette « chatte française » n’est pas grand-chose et ne serait rien du tout sans l’obscénité délibérée des producteurs. « Elle n’a jamais gagné un concours de Miss America, a déclaré une conseillère municipale, et je voudrais bien savoir quel est son Q.I., son quotient intellectuel. »
N’être rien et diviser un pays comme l’Amérique est déjà quelque chose. Lake Placid n’est qu’une bourgade montagnarde, mais Philadelphie est la troisième ville des Etats-Unis, le berceau de leur Constitution, le beffroi d’où sonna sur la nation naissante la cloche de la liberté. Le Studio et le World, situés l’un et l’autre à quelques pas des autels patriotiques du City Hall, donnaient « ... And God Created Woman ». Six détectives, envoyés par le district attorney Victor H. Blanc, se présentèrent dans les deux cinémas, saisirent les bobines et arrêtèrent les deux directeurs.
La bataille engagée par Victor H. Blanc dure encore. Il faut toutefois rassurer les bons cœurs sur le sort des deux directeurs de cinéma arrêtés : ils ne languissent pas derrière des barreaux. Remis immédiatement en liberté, sous une caution de 500 dollars, ils obtinrent la restitution de leur film par une ordonnance de référé et ajoutèrent aux attraits de Brigitte l’auréole de la persécution. Le maire de Philadelphie, Richardson Dilworth, puissance du Parti démocrate, déclara que le district attorney Blanc avait fait du zèle pour gagner les voix des femmes prudes, ce qui entraîna une verte réplique des vestales de la cité. Brigitte Bardot, pauvre lapin, est aujourd’hui au centre d’une des polémiques électorales les plus venimeuses qu’ait connues la grande ville de Philadelphie, dont le nom, décerné par -l’illustre quaker William Penn, signifie « amour fraternel ». A Cleveland, à -Middleton, à York, d’autres directeurs de cinéma furent arrêtés. A Providence, les trois juges du tribunal se rendirent, en robe, siéger au cinéma pour se faire une opinion. A Dayton, 125 membres des Chevaliers de Colomb allèrent en cortège demander l’interdiction d’« Et Dieu… créa la femme », mais dix mains seulement se levèrent quand le magistrat demanda à ceux qui avaient vu le film de se désigner. A Pittsburgh, les directeurs de salle suspendirent spontanément les films de Bardot pendant la semaine sainte. A -Memphis, un comité de censure interdit « ... And God Created Woman », mais l’exploitant du film le transporta sur l’autre rive du Mississippi à West Memphis où, proscrit de l’Etat de Tennessee, il prospéra sous la protection des lois de l’Etat d’Arkansas. Le cas Bardot se pose ainsi, sous des formes plus ou moins comiques, dans toute l’Amérique. Le « Saturday Evening Post », qui s’enorgueillit d’avoir été fondé par Benjamin -Franklin et qui refusait jusqu’à une date toute récente la publicité des spiritueux, consacra une partie de son numéro du 14 juin à « The Bad Little Girl », Brigitte Bardot.
Bardot, la féline charme l'objectif du Leica de notre photographe Jack Garofalo à Cannes en mai 1957.
J’ai pris l’Amérique parce qu’elle est le meilleur des miroirs grossissants. Mais ce qui se passe en Amérique se passe dans le monde entier. On s’est battu pour ou contre Brigitte Bardot à Rio de Janeiro et à Bogota. Son nom a retenti au Parlement britannique, quand le député travailliste Leslie Hal proposa de la nommer à la Chambre des lords pour ramener le public vers une maison dont il s’est détourné. C’est naturellement un scandale qu’une tête futile soit plus connue que les savants, les sages et les saints, et qu’une frimousse – ou autre chose – recueille plus d’argent qu’un laboratoire. Mais ce scandale est vieux comme le monde. Les courtisanes romaines et alexandrines avaient plus d’admirateurs que les philosophes. Les actrices et les demi-mondaines du siècle dernier étaient entourées d’un délire d’adulation. Rien ne ressemble plus à l’accueil de Brigitte Bardot à Venise que l’accueil de Sarah Bernhardt à New York, le 27 février 1880, lorsqu’elle s’évanouit dans l’enthousiasme qu’elle provoquait. Les prédicateurs tonnaient contre « la courtisane européenne venant ruiner les mœurs du peuple -yankee » ; mais, par un froid de 10 °C, 15 000 New-Yorkais défilèrent sous les fenêtres muettes de l’Albemarle Hotel en scandant : « Good night, Sarah ! » Le culte des héros cinématographiques a les certitudes et les intransigeances d’une foi religieuse. Des sociologues le considèrent même comme une foi de remplacement, venant, dans un monde déchristianisé, donner un dérivatif au besoin humain d’adorer et de s’émouvoir. C’est aujourd’hui un spiritualisme dégénéré qui fige les foules en extase devant les stars.
Cette interprétation, qui fait des actrices les ersatz des madones, met sur leurs épaules une lourde charge. Des psychanalystes, plus crus, cherchent au culte démesuré des vedettes des explications strictement freudiennes, avec la mise en scène pédante et dégoûtante de la libido. Le succès de Bardot, par exemple, est « une libération de l’érotisme, une défection de l’interdit moral, un recul de la métaphysique ». Il suffit de mentionner l’existence d’un effort scientifique pour expliquer le culte des vedettes. Si elles ne sont pas les ersatz des saintes, elles sont la réincarnation des divinités perverses de la Grèce et de l’Orient : Eros, Adonis, Vénus, Ischtar, Isis…
Il faut aux héros et héroïnes du cinéma une tête solide
Ce qui est clair, c’est qu’il faut aux héros et héroïnes du cinéma une tête solide. On s’exaspère de leur vanité et de leurs caprices : on doit, au contraire, s’émerveiller de leur modestie. Sur 20 000 jolies filles qui entrent dans la carrière, comme des galères chargées d’espérances, une dizaine tout au plus atteignent la grande gloire et la rigueur seule de cette sélection autorise déjà l’orgueil. Il est fantastique, il est admirable qu’il ne se trouve pas chaque semaine un acteur de cinéma pour fonder une religion, sauver une nation et finir dans un cabanon sous un accès de mégalomanie chaude.
La carrière de Brigitte Bardot commença prosaïquement par une naissance. Elle eut lieu au numéro 36 de l’avenue de La Bourdonnais, dans un beau quartier, et il est important d’y noter qu’elle se place sous le signe de la Balance, lequel, selon le symbolisme profond du zodiaque, indique un tempérament équilibré. La providence se manifesta en ceci qu’il eût suffi d’une différence de six jours pour faire naître Brigitte sous le signe de la Vierge, ce qui eût, soit profondément modifié sa carrière, soit occasionné aux astrologues de sérieuses difficultés d’interprétation. Il est dit, dans les relations les plus authentiques, que le bébé – déjà ! – avait au sommet du crâne trois affreux cheveux noirs. Il fut nommé Brigitte, du nom que Mme Bardot donnait à sa poupée de prédilection. La même année, Dillinger fut abattu à Chicago, le feld-maréchal Hindenburg fut enterré à Tannenberg et Adolph Hitler devint le Führer des Allemands. Sans doute aussi naquit-il quelques futurs savants, médecins ou philanthropes. Mais sur la page des hommes illustres de 1934, il n’est encore inscrit que le nom de Brigitte Bardot.
Le pavé est le terreau du talent, 90 % des vedettes viennent des couches populaires. L’âpreté, l’horreur de leur milieu jettent parfois les belles filles des rues sans joie à la conquête de l’échelle sociale, avec les armes que Dieu permit au diable de leur donner. Brigitte Bardot, au contraire, grandit dans la peluche. Elle disait « vous » à ses parents. Une gouvernante la promenait au Champ-de-Mars, puis, quand la famille déménagea rue de la Pompe, dans les allées de la Muette. Sans doute ne connut-elle jamais les contacts brutaux avec les réalités sexuelles, les terribles leçons de psychologie et d’anatomie que la promiscuité des quartiers pauvres donne aux fillettes qui doivent jouer dans les terrains vagues. A la maison, elle avait sa chambre blanche, avec un divan vert, un fauteuil Empire, une coiffeuse romantique, des candélabres, son chat Crocus et des oiseaux que le chat, embourgeoisé comme le reste, ne songeait pas à dévorer. La chambrette et la vie s’inséraient dans un appartement de sept pièces, 5e étage, moquette crème, mobilier Louis XIV. L’été se déroulait à Louveciennes dans un chalet construit en 1870 sur le modèle des maisons norvégiennes. Il serait difficile d’imaginer un cadre plus conventionnel pour un roman bourgeois.
Aujourd’hui encore, les rapports des parents Bardot avec la carrière de la fille-phénomène sont empreints d’embarras. Ils oublient que même les rayons indirects de la gloire irradient tout et qu’ils sont devenus phosphorescents. M. Bardot, dont le surnom familial est « Pilou », aimerait mieux qu’on n’établisse pas de rapport entre M. Bardot, président-directeur général des Etablissements Bardot et Cie, air et oxygène liquides, 18, rue du Pilier, Aubervilliers (Seine), et M. Bardot, père de l’Illustre. Il semble toutefois que Mme Bardot au moins ait devancé les rencontres fortuites et rêvé pour sa fille d’ambitions qui faisaient craquer le cadre d’une famille d’industriels – belle femme, vive et imaginative, Anne-Marie Bardot, dite « Tatty », avait grandi à Milan et s’était pétrie de musique et de danse dans la loge que ses parents avaient à la Scala. Dès que Brigitte eut 5 ans, elle la conduisit chez Recco, danseur d’opéra, puis la fit admettre au cours de Mlle Bourget, rue Spontini. Elle-même, -Anne--Marie Bardot, éprouvait un désir d’évasion. Elle s’était créé une petite -entreprise de couture dans deux pièces de sa maison de la rue de la Pompe. L’importance de cette tentative commerciale sans lendemain fut de guider les pas innocents de Brigitte vers les opportunités modestes d’où sa trajectoire de feu allait jaillir.
Tout naquit d’une suggestion de Mme Bardot à son ami le créateur de mode Jean Bartet. Celui-ci (c’était en 1948) présentait à la Galerie Drouant-David sa première collection de chapeaux. Mme Bardot, ayant Brigitte en tête, conseilla la danse comme thème de la mise en scène. Brigitte, en tutu, un ruban noir et une rose au cou, annonçait les modèles en les dansant : « 22… twenty-two… entrechats… 37… thirty-seven… jeté-battu… » Brigitte, alors âgée de 14 ans, éprouva le sentiment du ridicule, mais elle était entrée dans l’engrenage. La rédactrice en chef du « Jardin des Modes » demanda à Mme Bardot l’autorisation de faire poser sa fille pour une robe de sa collection junior – ce qui entraîna une demande du magazine « Elle » pour une couverture. Le terme de « cover-girl » sonne d’une manière équivoque pour la bourgeoisie du XVIe arrondissement. Mme Bardot hésita, pesa, crut conjurer la hardiesse par la gratuité et l’anonymat en exigeant que Brigitte ne fût ni payée ni nommée. Précaution vaine : le « oui » fatal était lâché. Le relais, à cet instant important, s’appelle Marc Allégret. Il vivait sous une nostalgie. Le visage, les lèvres, la moue de Brigitte sur la couverture du « Elle » éveillèrent une résonance. Allégret s’enquit de cette jeune personne, la fit rechercher.
Vadim Plemiannikoff, 22 ans, était l’assistant à éclipses de Marc Allégret. Il fut chargé de retrouver la fillette de la couverture. On connaît dans les moindres détails biographiques les circonstances de l’approche, l’impression causée par le col roulé de Vadim, les négociations, les hésitations et – après l’échec de l’essai Allégret – la demi-effraction morale par laquelle Vadim réussit à reparaître rue de la Pompe, pendant que M. et Mme Bardot, étant sous les pins des Landes, la garde de Brigitte et de Marie-Jeanne, sa sœur, était laissée à une grand-mère. Trois mois après la première rencontre, Brigitte Bardot déclara qu’elle voulait épouser Vadim Plemiannikoff. Elle n’avait pas encore 18 ans. Le « non » familial fut sans inflexions.
Le soir même, Mijanou (Marie-Jeanne) voulut aller voir les illuminations de Notre-Dame. Brigitte préféra rester à la maison. Place du Trocadéro, saisie d’un pressentiment, Mme Bardot fit faire demi-tour à son mari, se précipita à son 5e étage et trouva sa fille aînée inanimée sur le carreau de la cuisine, avec les robinets du gaz ouverts. Brigitte, petit animal sain, s’est couchée sous les robinets du gaz en pensant qu’elle avait au moins de grandes chances de mourir. Elle avait perdu connaissance, ce qui signifie qu’elle était virtuellement partie.
Le révérend père Legendre déchire les affiches impudiques
Dans le cas de Brigitte, ce ne fut qu’un pas qui la conduisit à l’autel. Le mariage fut célébré, le 20 décembre 1952, en l’église Notre-Dame de Grâce de Passy avec tous les accompagnements bourgeois de rigueur. Les Bardot virent à celui qui devenait leur gendre une chemise pour la première fois. Vadim avait décroché pour Brigitte un petit rôle qui justifiait le titre de « Manina, la fille sans voiles ». Le scandale fut immédiat. A Casablanca, où les panneaux publicitaires représentaient une Brigitte pratiquement nue, le révérend père Legendre alla déchirer de ses mains les affiches impudiques. M. Bardot se souvint qu’il n’avait donné son autorisation qu’à la condition que rien ne choquerait les bonnes mœurs et qu’il resterait à Manina au moins le voile d’un Bikini. Il fit projeter le film devant huissier et obtint quelques modifications. C’était la dernière victoire de la décence familiale.
Vadim ne respirait que pour le cinéma. Cinéaste sans studio et sans contrats, il avait pour unique actrice sa femme, et la route de la gloire paraissait devant celle-ci un sentier bien escarpé. Elle jouait mal, parlait faux et les rôles qu’elle avait tenus étaient exécrables. Elle ne possédait même pas une beauté au-dessus de toute discussion. Vadim s’empara de sa muse qu’il repétrit avec une persévérance et une intelligence de grand sculpteur. Brigitte Bardot fut refaite autrement, mais elle ne fut pas moins refaite qu’une star de la MGM. Vadim lui donna des moyens d’expression d’une hardiesse et d’une éloquence qu’on avait rarement atteintes auparavant. Tout, ici-bas, est travail. Travail et patience. La vie n’était pas facile. L’argent n’était pas abondant. Les Bardot avaient acheté à leur fille un petit appartement rue Chardon-Lagache et Tatty lui avait fait cadeau d’une vieille 11-CV, mais l’aide familiale n’allait pas plus loin. Les rôles de Brigitte restaient modiques et pauvrement payés. Dans « Un acte d’amour » où officie Kirk Douglas, elle paraît à un guichet, dit trois mots et c’est tout. « J’ai dû, lui dit sa mère, assister à deux séances pour te voir ; la première fois, j’avais éternué au moment où tu passais la tête par ton guichet. »
L’inépuisable Vadim portait à bout de bras l’épouse dans laquelle il avait mis son rêve et qui, paresseuse et boudeuse, geignait, pleurnichait, voulait abandonner le métier dur et décevant pour lequel elle se sentait peu douée. Il avait découvert son rayonnement sensuel et la tristesse toujours attachée à la prépondérance des sens. Il interprétait la jeunesse en composant un personnage pour vieux messieurs. « Tu seras, dit-il, le rêve impossible des hommes mariés. » Il montrait des photos osées de sa femme en insinuant que sa collection particulière était encore plus expressive et que, d’ailleurs, il fallait joindre le mouvement à la plastique pour avoir une juste idée du prodige de lascivité auquel l’avait uni devant Dieu un vicaire de Notre-Dame de Grâce de Passy. Un côté charmant, par contre, est la conjuration de jeunesse qui servit la réussite de Brigitte Bardot. Les photographes, les reporters étaient pour elle.
Chaque année, on invite quelques starlettes au Festival de Cannes. Elles sont convoquées pour deux ou trois jours et, si elles plaisent, on les garde un peu plus longtemps. Brigitte, en 1953, vint pour deux jours et ne fut retenue par personne. Elle était encore à bord d’une des embarcations conduisant les étoiles du Festival à l’escadre américaine ancrée en rade. La présentation, qui devait avoir lieu sur le porte-avions « -Midway », était réglée comme une réception diplomatique. En tête, les quelques starlettes distinguées par les organisateurs, puis toute une galaxie : Kirk Douglas, Anne Baxter, Gary Cooper, Lana Turner, Lex Barker, Olivia de Havilland, Mel Ferrer, Edward G. Robinson, Walt Disney, Raf Vallone, Leslie Caron, Silvana Mangano, Vittorio De Sica. Brigitte, intruse, n’était qu’une spectatrice dans ce grand carrousel.
Spectacle glorieux. La Méditerranée sous une nuit tiède. Les bâtiments de la 6e flotte baignés de lumière. Trois mille cinq cents marins sur les plages géantes du « Midway ». Les applaudissements et les sifflets d’enthousiasme allant crescendo, pendant que les vedettes, attifées et rituelles, sortaient de l’ombre et saluaient. La dernière était passée, Gary Cooper s’avançait pour prononcer le remerciement final quand les photographes poussèrent Brigitte Bardot sur le podium. Elle laissa tomber son imperméable ; elle apparut dans une robe de petite fille très ajustée et, d’un mouvement vif, fit voler sa queue-de-cheval. Il y eut une seconde de silence, le temps du déclic entre la foule des mâles et la silhouette- -illuminée. Puis un éclair et un tonnerre jaillirent du « Midway » : des -milliers de flashs et un cri d’enthousiasme surpassant en volume vocal les acclamations qui venaient d’être dédiées à toutes les gloires de l’écran réunies.
Quatre ans plus tard, le Festival était revenu, inexorable comme le déroulement des saisons. Brigitte Bardot était à 30 kilomètres, à Nice, dans une villa qu’elle avait louée au milieu d’un jardin, boycottant le gala qui l’avait jadis snobée. Les organisateurs la supplièrent de venir. Elle répondit en invitant tout le Festival chez elle, à une « BB party ». Une menace de radiation, d’excommunication fondit sur tous ceux qui accepteraient cette invitation insolente. Tous vinrent, en cohue et furent reçus par une hôtesse nue sous un blue-jean et un maillot. Quatre années avaient suffi pour faire d’une chercheuse de rôles une puissance bravant impunément les hiérarchies lourdes et redoutables de sa profession.
Le point tournant avait été la rencontre de deux aventures qui se cherchaient, celle de Vadim et celle de Raoul Lévy. L’un portait la nouvelle morale sexuelle, un scénario dont il rêvait depuis dix ans et la vedette difficile à faire éclore, qui partageait à l’état civil son nom exotique. L’autre, à peine plus âgé, portait l’ambition d’une carrière de producteur. Leur conjugaison fit naître le film qui, quelques mois plus tard, devait être le scandale des deux mondes : « Et Dieu… créa la femme » Il fut tourné, avec de petits moyens, à Saint-Tropez et aux studios de la Victorine. Ce mois de juin 1956, revanche d’un hiver polaire, était torride.
La scène du désir partagé et satisfait mettait corps à corps Brigitte et le bel acteur Jean-Louis Trintignant sous la direction du mari metteur en scène éperdu de réalisme. Ses cris, ses conseils, ses reproches, ses encouragements retentissent encore dans la mémoire des témoins embarrassés. Le baiser se prolongea après que Vadim, blême et ruisselant de sueur, eut donné l’ordre de couper. Brigitte partit avec un sourire agressif, suivie du beau garçon. Elle ne rentra pas à l’appartement conjugal de l’hôtel Negresco. Vadim lui-même, le 5 juillet, revint seul à Paris et s’installa à l’hôtel. Le divorce fut prononcé décemment, quelques mois plus tard. Trintignant lui-même, aimé jusqu’à la crise de nerfs, se retira spontanément de la vie de Brigitte.
S’il n’y avait eu que la sage France, « Et Dieu... créa la femme » n’aurait pas été un tremblement de terre. Les recettes, dans un cinéma d’exclusivité des Champs-Elysées, n’atteignirent que la somme très moyenne de 58 900 000 francs [environ 1 million d’euros actuels]. Raoul Lévy se trouva dans une situation si gênée qu’il chercha à vendre les droits américains pour 200 000 dollars, ce dont il rêve dans ses cauchemars. Brigitte était si peu consacrée par le baiser de Trintignant que Jean Gabin, ayant signé pour « En cas de malheur » dut être traîné au plateau par ministère d’huissier tant il regrettait de s’être laissé mettre sur la même ligne qu’une vedette au-dessous de son standing. Le succès revint de l’extérieur comme un énorme -retour de flamme. De Hongkong, où le film fit en un mois autant de recettes qu’à Paris en un an. D’Allemagne, où la bardolâtrie enre-gistra ses premières émeutes. D’Angleterre, d’Amérique. D’Amérique par-dessus tout.
Avant Bardot, les films en langues étrangères n’entraient pas dans le système de distribution générale américain. Ils étaient réservés à des salles spécialisées, sous-titrés mais non doublés et, dans les Etats où elle existe, la censure ne les regardait pas de trop près. Aujourd’hui, les écrans géants des drive-in élèvent les formes de Bardot dans tous les ciels de l’East, du Midwest et du Far West, devant des parterres de voitures sombres et muettes qui peuvent contenir aussi bien une -famille nombreuse qu’un couple passionné. Je doute sincèrement que les hommes qui ont exploité Brigitte Bardot, à commencer par l’ex-mari Vadim, aient eu en vue autre chose que le succès par le scandale. Les considérations philosophiques sont venues après coup, comme les recettes. La plus évidente, nullement profonde, c’est que Bardot est en accord avec une époque qui rejette les cravates, les gaines et les fards. La publicité lui fait dire qu’elle n’a pas de peigne, les doigts étant le peigne donné par le bon Dieu. Elle n’a pas de montre, ayant horreur de l’heure ; pas de bijoux, sauf quelque pacotille, et autant dire pas de garde-robe. Elle est, à cet égard, l’inverse des stars classiques et des demi-mondaines qui, au siècle précédent, tenaient le rôle des actrices de cinéma osé dans l’entretien de la sexualité collective de leur époque. Mais dire que cette simplicité soit dépouillée d’artifice est une autre histoire. Dire qu’elle rejoint par un subtil détour une vertu transcendante est une aimable plaisanterie.
Brigitte Bardot est immorale de la tête aux pieds, tant par ce qu’elle montre que par ce qu’on lui fait exprimer. Les Eglises sont dans leur rôle en la condamnant. Y a-t-il de quoi trembler ? La censure existant, c’est elle qui endosse la responsabilité. Quand Vadim eut achevé « Et Dieu… créa la femme », il lutta pied à pied, mètre à mètre, pendant quatre mois, avec un cœur cornélien, pour sauver les scènes qui avaient servi de préliminaires à son infortune conjugale. Que les censeurs aient eu tort ou raison de se laisser fléchir est une question d’interprétation personnelle pour chacun d’entre nous. Elle disait, à l’époque d’« Et Dieu… créa la femme », qu’elle était désormais une véritable actrice, puisqu’on la faisait jouer habillée. Elle considère « En cas de malheur » comme sa promotion définitive, comme la preuve qu’elle est autre chose qu’une image lascive. Elle sent grandir en elle des aspirations, mais elle lit toujours avec des colères pétulantes les articles prétendant qu’elle est malheureuse. Certes, elle n’est pas malheureuse ! Elle aime le soleil et les bêtes. Elle a deux chiens, un chat, deux colombes, une tortue trouvée sur la route et un lapin apprivoisé. Elle aime l’argent, mais elle le traite prudemment. Elle prend rarement plus de 100 000 [anciens] francs à sa banque, ne remet que de petites sommes à son secrétaire Alain, tient ses comptes de cuisine et n’a pas fait de mauvais placements en achetant sa villa de Saint-Tropez et son appartement de l’avenue Paul-Doumer. Elle aime le bruit, y compris la musique, de Georges Ulmer à Erik Satie. Elle aime un métier qui a donné à une mauvaise petite élève du cours Hattemer des triomphes que la découverte d’une nouvelle théorie nucléaire ou de la cure du cancer ne lui auraient pas procurés. Est-ce qu’une fille riche de tant d’amour peut être malheureuse – même si elle conserve dans la vie la lèvre lourde que ses rôles de boudeuse sexuelle lui imposent à l’écran ?
Le rêve doré de ses producteurs, c’est qu’elle durera. « Trente ans, dit goulûment Raoul Lévy, parce que c’est une bosseuse. » Brigitte, elle, déclare que la bardolâtrie n’est qu’une passade, qu’elle sera oubliée dans trois ans, qu’elle veut finir en beauté et qu’elle s’arrêtera de tourner à 25 ans. Elle ne croit pas, bien entendu, à son propre pessimisme et ses allusions sacrilèges à une abdication qui devrait avoir lieu l’an prochain ne peuvent pas être prises au sérieux. Mais il est exact qu’elle ne possède pas l’ardeur qui porte les longues carrières, si lourdes, de l’art. Elle aime l’indolence ; elle se fatigue vite ; elle penche du côté de la flânerie. Il n’est pas impossible, effectivement, qu’elle sorte de la mode aussi soudainement qu’elle y est entrée. Elle s’y résignerait mieux que ceux qui ont trouvé en elle un Pérou.
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