Les chiens, nos nouveaux médecins
On connaît les chiens d’aveugles capables de guider sans faillir et de prévenir les accidents. On sait aujourd’hui que certains peuvent anticiper une crise d’épilepsie et ainsi éviter de graves complications, voire la mort. D’autres réussissent à détecter un cancer de la prostate ou du poumon. Des dons que les médecins et les chercheurs prennent très au sérieux. Leur flair peut sauver des vies.
Longtemps elle s’est tue. Rajouter cette histoire rocambolesque à tout le reste n’était pas une bonne idée… « Tout le reste » : son épilepsie, cette maladie incontrôlable, son enfer au quotidien, qui suscite tant d’incompréhension autour d’elle. Révéler ce qu’elle vit avec son chien ? Cette fois, on n’allait pas manquer de la traiter de folle ! Durant neuf ans, Elizabeth Rudy, élève vétérinaire à Seattle (Washington), ne partagera son secret qu’avec Ruben, son golden retriever. Jusqu’au jour où elle découvre que l’Epilepsy Institute de New York a relevé douze cas semblables au sien. Ouf, elle n’est pas frappadingue ! Alors, elle sort de son silence. Et raconte. Son épilepsie giratoire qui provoque des pertes de conscience, son corps pris de tournis frénétiques.
"Un lien exceptionnel entre le chien et son maître aveugle"
De quoi la blesser physiquement et moralement. Rien de plus humiliant que de passer pour une démente ou une soûlarde atteinte de delirium tremens quand il s’agit d’un dysfonctionnement des cellules nerveuses du cerveau. Claquemurée chez elle, déprimée, elle prend un animal de compagnie, Ruben. Enfin un peu de complicité, de tendresse. Sauf ce jour où sa chienne se met soudain à aboyer sans raison. Elizabeth a beau la rabrouer, elle vocalise de plus belle et n’arrête que pour lui lécher les mains ou la pousser à s’asseoir. Fatiguée de lutter, la jeune femme s’assied. Et brusquement une crise d’épilepsie l’assaille. Ruben aurait-elle voulu l’avertir ? Mais comment pouvait-elle savoir ?
L’écrivain Didier van Cauwelaert est un promoteur actif de ces chiens formés pour sauver des vies
Cela recommencera. Souvent. Autant de fois que les crises se profilent. Elizabeth en est sûre, sa chienne a un don. Elle n’ose pas en parler à ses camarades étudiants, mais sa vie s’améliore ; elle peut finir ses études et jouir d’une certaine liberté. Ruben vieillit, Elizabeth adopte un jeune retriever avant l’issue fatale. C’est alors qu’elle découvre que son épilepsie s’est transformée en une forme plus pernicieuse, avec secousses cloniques et convulsions qui s’emparent de ses membres
. Aveugle, François Rossetti pose, au côté de Didier Van Cauwelaert, avec son chien Ghost. Thierry Esch
A cette épreuve s’ajoute la mort de Ruben. La voilà seule avec son mal déroutant et ses probables conséquences : côtes fêlées, visage tuméfié… Un jour, alors qu’elle est sous la douche, la nouvelle chienne se précipite sur elle en aboyant furieusement. Elle semble vouloir la forcer à s’asseoir. Elizabeth obtempère. La chienne se tait et lui lèche le visage. Quelques minutes plus tard Elizabeth est prise d’une très violente crise. Si elle était restée debout, elle se serait gravement blessée. La chienne voulait-elle l’avertir ? A-t-elle le même don que Ruben ? Cette dernière l’avait-elle formée ? Etait-ce par mimétisme ?
On se pince, mais pourtant ces récits abondent sur les réseaux sociaux et ne surprennent plus personne aux Etats-Unis et au Canada. Chez nous, c’est une tout autre chose. Notre esprit cartésien et notre arrogance nous font douter. Mais les choses changent. Pas assez vite, ajouterait l’écrivain Didier Van Cauwelaert, parrain de la Fondation française pour la recherche sur l’épilepsie. Il est vrai qu’il y a urgence : 750 000 Français, dont près de 100 000 enfants, en sont atteints. Sans parler des accidents qui nous guettent tous. Cette affection ne bénéficie d’aucune prise en charge publique. Et souffre d’une image déplorable – des « malades de Saint-Jean » du Moyen Age qu’on croyait possédés par le diable à leur élimination par Hitler au titre d’« attardés mentaux », pour en arriver à l’ostracisme actuel des employeurs, dont le premier d’entre eux, l’Etat, qui peut légalement révoquer un fonctionnaire parce qu’il n’a pas révélé son épilepsie !
Les chiens héros du Washington
Notre parrain impatient n’est pourtant en rien concerné pour lui-même ni pour ses proches. Il a juste un grand cœur et la bonne volonté de ceux qui ont compris que la notoriété pouvait accomplir des miracles. Didier Van Cauwelaert, Prix Goncourt 1994, s’est plongé dans ce combat à la faveur de l’écriture de « La femme de nos vies », sorti en 2013 : « J’y mettais en scène un petit garçon épileptique condamné par les nazis. La Fondation française pour la recherche sur l’épilepsie m’a proposé de devenir son parrain. J’ai alors découvert l’ampleur du mal et nos lacunes françaises, alors que, de l’autre côté de l’Atlantique, on en est à sélectionner les chiens détecteurs de crises ! »
Charlotte, Parisienne de 28 ans, atteinte d’une sorte de myopathie. Autonome grâce à sa chienne dressée par Handi’chiens, elle a créé son entreprise, Wheelcome, un site de location de voitures aménagées. Thierry Esch
Pourtant son truc, à Cauwelaert, c’était les chiens… d’aveugles. Héritage de son enfance quand son avocat de père, membre du Lions Clubs, écrivait des pièces destinées à financer leur formation. « Je me suis fait copain avec des aveugles pour profiter de leurs chiens. » Des toutous passionnants, surdoués, sélectionnés par les écoles spécialisées, confiés à des bénévoles pour leurs premières années d’éveil puis dressés par des éducateurs. Vers l’âge de 3 ans, s’ils conviennent et ne présentent pas, au dernier moment, des défauts rédhibitoires (dysplasie de la hanche, problèmes de comportement, etc.), ils sont attribués à un mal-voyant avec lequel ils vivront en couple, jusqu’à ce que la fatigue ou l’âge mettent un terme à leur travail. Parce que c’en est un. Le chien en harnais est en mode concentration. Heureux de rendre service, d’être le plus compétent possible, capable d’obéissance tout en étant formé pour désobéir à son propriétaire si celui-ci veut aller à gauche alors qu’il y a un fossé. Sans cesse sur le qui-vive. Mais il y a un âge pour tout. La retraite, ça ne vaut pas que pour les humains. Dure séparation, bien sûr. Le chien découvre alors la vie sans harnais, généralement dans une famille – des bénévoles encore – qui lui offre affection, terrain, jeux ; il tourne la page. Quant au maître, il continue avec un autre chien, plus jeune, et tous deux, en quelques mois, se mettent au diapason.
Leur odorat décèle des signaux magnétiques avant la crise d’épilepsie
Depuis longtemps notre Goncourt voulait écrire le roman d’un chien d’aveugle. Le temps de la maturation, et « Jules » (éd. Albin Michel) est né. Le best-seller de l’été. Jules, un chien d’aveugle déprimé, désœuvré parce que sa maîtresse recouvre la vue. Jules qui, après mille péripéties, finira par trouver le moyen de remédier à son inutilité… en venant au secours d’un enfant épileptique. La boucle est bouclée.
Hola est une chienne exceptionnellement douée qui veille sur Sethi, un enfant atteint du syndrome de Wiskott-Aldrich. Un grave déficit immunitaire qui peut engendrer AVC et hémorragies. Thierry Esch
On savait les chiens doués de nombreuses capacités. Faciles à éduquer, empathiques, parfaits assistants pour les personnes handicapées. On leur apprend à alerter quand une sonnette résonne s’ils vivent avec un sourd, à attraper un téléphone et quantité d’objets afin de les apporter à un paraplégique. On les laisse simplement être eux-mêmes, affectueux, afin d’aider les jeunes en difficulté à se resocialiser, les prisonniers à se réadapter (lire la formidable expérience de médiation dans la prison de Strasbourg dans « Des animaux pour rester des hommes », de Patricia Arnoux, éd. 7écrit) ou encore les enfants autistes à créer des liens, voire apaiser leur stress. D’aucuns signalent même leur capacité médiumnique, et nombre d’ouvrages, dont ceux du père Jean Martin, évoquent des communications post-mortem entre maître et animal (« Le prêtre, la médium, et le chien », JMG Editions). Témoignages qui ne font pas froncer du nez Didier Van Cauwelaert, lui qui vient de raconter des faits aussi sidérants qu’avérés dans son dernier ouvrage, « Le nouveau dictionnaire de l’impossible » (éd. Plon).
Plus pragmatiquement, c’est surtout pour leur incroyable capacité olfactive que nos chiens apparaissent surdoués, bien que cette épithète trahisse notre anthropocentrisme. « Ces capacités nous semblent extraordinaires à nous, humains, explique le vétérinaire comportementaliste Claude Béata, auteur d’“Au risque d’aimer” (éd. Odile Jacob, préface de Boris Cyrulnik), sauf que, pour les chiens, elles sont normales ! » Leur truffe, surtout si elle est longue, a une surface olfactive dix fois supérieure à notre pauvre tarin ! Ce qui explique bien des prodiges. Une fois sélectionnés, entraînés bien sûr (ne demandez pas l’impossible à votre yorkshire), nos compagnons à quatre pattes peuvent détecter drogue, billets de banque ou odeur corporelle des criminels. Et sauver nos vies !
Le vétérinaire comportementaliste Claude Béata, spécialiste de la psychologie du chien, un thème auquel il a consacré deux livres (éd. Odile Jacob). Thierry Esch
Une Britannique avait remarqué, en 1989, que son dalmatien reniflait sans cesse son grain de beauté. Intriguée, elle l’avait fait examiner : un mélanome malin dont on l’a sauvée juste à temps. D’autres peuvent détecter des cellules cancéreuses à partir de l’haleine. Le Dr Peter McCulloch de la Pine Street Foundation de Californie, a entraîné cinq chiens à discerner, dans des échantillons d’air expiré, les patients sains de ceux atteints d’un cancer du poumon. Chez nous, le Pr Olivier Cussenot, urologue de l’hôpital Tenon, à Paris, utilise deux chiens pour dépister les cancers de la prostate (lire l’encadré en fin d'article).
Le nez, prodige canin. Mais, pour en revenir à l’épilepsie, on voit mal comment le flair permet à Ruben et à tant d’autres de déceler une crise imminente. Aux Etats-Unis, Regina Berner, responsable de l’Institut de recherche sur l’épilepsie, a lancé un recensement national des chiens possédant ces capacités. Elle en a très vite dénombré quinze, dont six provenant du programme de dressage de la prison de femmes de Purdy (Washington). Au lieu de transformer les détenues en bêtes furieuses, l’établissement tente de leur redonner une raison de vivre et une compétence en leur apprenant à éduquer des chiens d’assistance, eux-mêmes rescapés de la fourrière. Or, parmi ces animaux socialisés, éduqués, il y aurait des truffes détectrices.
En France, on commence tout juste à « renifler » cette piste. Certains ne demandent qu’à y croire, comme le Pr Philippe Derambure, neurologue lillois. « Ce serait évidemment formidable si des chiens pouvaient prévenir les crises. Quand on sait combien la maladie peut être stigmatisée ! Vous connaissez beaucoup de gens qui osent faire leur “coming out” d’épileptique ? Ecoutons déjà les malades qui ont des chiens et coordonnons les avancées. » Le Pr Hervé Vespignani, président d’honneur de la Ligue française contre l’épilepsie, en est convaincu : certains chiens peuvent détecter l’imminence d’une crise. « En trente-cinq ans d’exercice, nombre d’épileptiques m’ont raconté, troublés, des convergences étonnantes, comme si leur animal avait voulu les alerter. Comment expliquer ce phénomène ? Il semble que ces chiens détecteurs – celui que j’utilise actuellement vient d’Ecosse – décèlent certains signaux électriques ou magnétiques que seuls nos magnétoencéphalographies (MEG) peuvent percevoir. Pouvez-vous imaginer les richesses de la mer en vous contentant de regarder les vagues ? Nous ne voyons dans l’épilepsie qu’un signal grossier, rudimentaire. Le chien, lui, peut sans doute aller plus loin. »
grossier, rudimentaire. Le chien, lui, peut sans doute aller plus loin. »
Sethi et sa grande sœur Emilie avec Marie-Claude Lebret, fondatrice de Handi’Chiens. A leurs pieds, Hola veille sur le petit garçon fragile.© Thierry Esch
Reste à dégoter les perles rares et trouver l’argent pour les former. Et c’est ici qu’on en revient à nos chiens d’aveugles. Dominique Girard, directeur de la Fédération des associations de chiens guides d’aveugles (FFAC)* – soit 1 500 « équipes » chiens/non-voyants en France – a annoncé, le 9 juillet 2015, « la création d’une Confédération française des chiens de médiation et d’utilité, histoire de réunir toutes les bonnes volontés pour devenir un interlocuteur privilégié auprès des pouvoirs publics ». L’union fait la force et va permettre d’utiliser au mieux ces chiens dressés un peu partout en France. « Un tiers des nôtres, confiés à des familles d’accueil puis dressés pendant trois ans, le tout financé par nos donateurs, ne sont pas retenus au final. Ne vaudrait-il pas mieux les utiliser à aider des handicapés ou, s’ils en ont le talent, à détecter l’épilepsie ? Cela revaloriserait le travail des bénévoles qui se sont démenés pour les éduquer ! » Le Pr Vespignani approuve à 200 %. Cette année, poussé par l’enthousiasme de Didier Van Cauwelaert, il est parvenu à convaincre le Grand Nancy de l’aider à créer un centre de recrutement et de formation de chiens détecteurs d’épilepsie. Parallèlement, il envoie une chercheuse à Philadelphie et à Vancouver pour apprendre les procédures employées là-bas. Trop de patients sont en attente. Il faut avancer.
attente. Il faut avancer.
Le Pr Hervé Vespignani, neurologue au CHU de Nancy.© Thierry Esch
Reste les budgets. Dans « Jules », Zibal, le héros qui récupère le chien de la jeune aveugle, est d’origine syrienne. L’écrivain s’est inspiré d’un Bédouin parti de zéro dont le destin le fascine, Mohed Altrad, le premier Français élu entrepreneur mondial de l’année. Le hasard (Didier Van Cauwelaert préférerait sûrement parler de « signe ») a fait qu’ils se sont rencontrés. Mohed Altrad, touché par la cause de notre parrain, sera le premier à financer ce formidable projet. L’argent va donc arriver. Mais vos bonnes volontés peuvent aussi y contribuer. A nos truffes préférées, désormais, de nous épater.
* FFAC. chiensguides.fr
Pr Olivier Cussenot, urologue, hôpital Tenon (AP-HP) Le chien diagnostique un cancer précoce mieux que le test sanguin
« Le chien “voit” avec son odorat. Sa surface olfactive est dix fois supérieure à la nôtre. En 1989, les médecins ont commencé par s’apercevoir qu’il pouvait flairer une tumeur cancéreuse dermatologique, puis, après 2005, à l’estomac, au poumon, à la thyroïde… Pour ce qui est de la prostate, mon domaine, nous avons montré, en 2011, grâce à un partenariat avec l’armée, que la fiabilité de l’odorat canin (chien malinois), pour les diagnostics précoces au stade curable, est de 90 %, alors que celle du test sanguin PSA n’est que de 30 %. Nous utilisons les urines des patients : le chien s’arrête devant celle qui est positive pour le cancer. Actuellement, nous venons de commencer la formation de deux chiots “militaires” de 3 mois ! Le problème est que le chien n’est opérationnel que pendant cinq ans. D’où notre recherche parallèle : utiliser des machines qui puissent à leur tour détecter ces “odeurs de cancer”. En espérant qu’un jour la machine fasse mieux… Mais, pour l’heure, elle n’a pas encore dépassé le chien. » Maryvonne Ollivry
Des chiens en or
Le 18 octobre, l’association Handi’chiens a fêté ses 25 ans à la Mairie de Paris. Une émouvante cérémonie présentée par Allain Bougrain-Dubourg, en présence des responsables, bénévoles, familles d’accueil, mécènes, partenaires (notamment l’AFM Téléthon) et bénéficiaires. En un quart de siècle Handi’chiens a remis plus de 1 800 chiens, capables de répondre à plus de 50 commandes, de quoi aider les personnes à mobilité réduite. Handi’chiens éduque également des « chiens d’éveil » destinés, entre autres, à des enfants souffrant d’autisme. Il faut deux ans pour former un chien, et en moyenne 14 000 euros. Mais tout est gratuit pour la personne handicapée dont la vie, souvent, est complètement métamorphosée. M.O. handichiens.org
Source e l'article : Paris Match